Chronique himalayenne: Une histoire de doute, de sommet et d’inachevé

Le fameux couloir du Lhotse | Photo: Mingma Tenzi Sherpa

Par Caroline Jetté

“Wake-up Caroline didi”, la voix de Mingma, le sirdar de notre expédition, me tire de ma léthargie. Je suis vraiment surprise d’avoir réussi à m’endormir malgré le froid glacial et l’air raréfié. Je suis rendue ici, au camp 4 du Lhotse1, à quelques centaines de mètres du sommet pour lequel j’ai investi tant d’efforts, et pourtant je n’ai plus vraiment envie de grimper. Les six dernières semaines m’ont lessivées physiquement et mentalement et, pour être honnête, je doute fortement de mes chances d’atteindre le sommet.

LE DOUTE
Le doute s’est installé à notre arrivée au camp 4 lorsque nous avons appris que l’équipe responsable de fixer les cordes dans le couloir menant au sommet n’a pas respecté son engagement. Étant habitué à grimper ce genre de couloir en style alpin, la situation n’aurait pas été un problème sur une autre montagne. Toutefois, étant donné présence présumée de cordes fixes, nous avons laissé pratiquement tout notre équipement technique au camp de base pour réduire au maximum le poids de nos sacs. À part moi et Mingma, personne dans l’équipe n’a même cru bon d’amener un piolet. C’est en me demandant comment nous grimperons ce couloir, réputé être technique, sans corde fixe ni équipement que je me suis assoupie. À mon réveil, la situation m’angoisse toujours et la peur m’emmène à penser que ça ne me donne rien d’aller plus haut. La seule pensée de sortir de mon sac de couchage pour mettre mes bottes et mon équipement m’épuise. À côté de moi, Sylvain semble plus serein et commence à se préparer. Je jongle avec la réconfortante idée de l’attendre ici jusqu’à ce qu’une soudaine motivation d’aller voir ce fameux couloir de plus près me donne l’énergie et le courage nécessaires pour enfin sortir de mon sac à couchage et amorcer cette dernière journée d’ascension.

Au Camp 4

Rapidement, le froid m’engourdit les pieds. Je bouge mes orteils à tous les pas, mais la situation ne s’améliore pas. À chaque ancrage, je me demande si je dois rebrousser chemin, puis je décide de poursuivre encore un peu dans l’espoir que le soleil viendra éventuellement réchauffer mes pieds déjà engourdis. Toutefois, lorsque les premières lueurs du jour se dessinent à l’horizon, j’ai déjà oublié l’état préoccupant de mes pieds. Mon unique préoccupation concerne cet abrupt couloir sans protection visible. Au loin, je vois Mingma s’y engager en dégageant une vieille corde fixe ensevelie sous la neige. Il s’arrête quelques instants, puis il poursuit l’ascension en dégageant une nouvelle section de corde. Je me demande jusqu’où il ira en grimpant de la sorte. Il fait un travail colossal que nous qualifierons de légendaire une fois revenu au camp 2. Kuntal, Sylvain et moi nous y engageons à notre tour et grimpons sans nous arrêter, car les endroits pour prendre une pause sont quasi inexistants. Malgré l’inclinaison du terrain, j’évite de tirer sur mon jumar, car les cordes sont usées et parfois même dégainées. Une chute dans ce couloir serait fatale.

Près du sommet du Lhotse

Nous progressons ainsi jusqu’à ce que le couloir se rétrécisse, j’ai alors l’espoir que le sommet se trouve juste là. Mais non, le couloir s’élargit à nouveau et la montée se poursuit. Je grimpe désormais avec l’impression d’être en transe, les seules pensées qui m’habitent sont : mettre un pied devant l’autre, changer mon jumar et respirer. La peur, la fatigue, la faim et la soif, mon esprit semble en faire abstraction. À un moment, je lève les yeux et réalise que le sommet est maintenant visible. Je ne ressens pas vraiment d’émotions et je continue à avancer machinalement jusqu’à ce qu’une vision me sorte brutalement de mon état végétatif. J’ai l’impression de voir une personne assise à une vingtaine de mètres sous le sommet. Je me dis alors que mon cerveau me joue des tours et que je dois avoir une hallucination due à l’altitude extrême. Je réalise rapidement qu’il y a bien une personne assise depuis longtemps déjà, le visage dirigée vers l’horizon. Je suis troublée par la posture si tranquille de ce grimpeur, c’est comme s’il s’est arrêté quelques minutes pour se reposer et qu’il s’est tout doucement éteint en contemplant les Himalayas dans toutes leurs splendeurs. Le message est très clair, il faut être d’une vigilance accrue car, à 8500 mètres, nous flirtons dangereusement avec la mort.

En route et non-loin du sommet | Photo: Mingma Tenzi Sherpa

LE SOMMET
C’est avec vigilance que je grimpe les derniers mètres de roche me séparant du sommet. Les deux groupes qui nous suivaient lentement jusque-là accélèrent et la situation devient vite chaotique aux abords de ce sommet très exposé et pouvant accueillir au maximum deux grimpeurs. Sylvain et moi arrivons tout de même à atteindre le sommet avant la cohue, mais n’y passons qu’un court moment pour prendre quelques photos. Pas le temps pour l’euphorie, la célébration ou la contemplation. La météo vient de changer drastiquement et il faut descendre au plus vite cette abrupte section rocheuse, impossible à rappeler dans le contexte, car toutes les cordes même les plus vieilles sont utilisées par les grimpeurs se dirigeant vers le sommet. La seule façon de descendre ce couloir est de mettre un mousqueton sur la corde, en guise de protection, et de redoubler de vigilance pour ne pas chuter. Nous descendons ainsi tout le couloir Reiss et arrivons fatigués et déshydratés au camp 4.

Nous décidons de passer une nuit supplémentaire dans cet inconfortable camp avant d’entreprendre la longue descente vers le camp 2, et ce même si ce sera notre sixième nuit consécutive à plus de 6500 mètres et notre deuxième nuit à 7900 mètres. Une fois dans la tente, Sylvain et moi nous nous étreignons, ça y est nous venons d’atteindre ensemble notre deuxième 8000, nous le croyons à peine. Mais les célébrations sont brèves, car nous savons qu’une longue descente nous attend avec de pouvoir réellement festoyer. Puis, je décide de changer mes chaussettes avant de m’enfouir au plus vite dans mon sac de couchage. Je m’aperçois alors que mon gros orteil gauche est blanchâtre et qu’une petite ampoule s’est formée près de mon ongle. La situation ne me préoccupe pas outre mesure, même si j’anticipe une douloureuse descente. J’essaie de ne pas trop y penser et tente plutôt de me reposer, mais j’y arrive difficilement. Une image tourne en boucle dans ma tête, celle de ce grimpeur près du sommet. J’ai hâte de fuir cette zone de la mort et de mettre un terme à cette interminable nuit glaciale.

Au petit matin, les vents sont très forts. J’espère qu’ils se calmeront et que le soleil se pointera pour que mon engelure n’empire pas trop. Je sais que passer une troisième nuit à cette altitude n’est pas une option, car nous serons à court d’oxygène sous peu. Avant de mettre mes bottes, je vérifie mon pied et constate que mon orteil est mauve et qu’elle a doublé de volume durant la nuit. Je n’ai plus aucune sensation sur les cinq orteils. C’est inquiétant, mais quasiment mieux ainsi, car je dois redescendre par mes propres moyens, et au plus vite. La descente est difficile, mais la perte de sensation dans mon pied gauche m’aide à progresser. Juste avant le Lhotse Wall, un mur de glace bleu de plus de 1000 mètres, je croise Sam, Sauraj, Vicas, Takeshi qui sont en chemin vers l’Everest. Ceux-ci me félicitent, ça fait chaud au cœur de les voir. Je leur souhaite bonne chance, puis je continue ma descente. Heureusement, je peux rappeler le mur ce qui minimise la pression sur mes orteils. Sylvain, Mingma et Kuntal m’attendent à la base du mur, nous sommes heureux d’être là en sécurité et prenons une longue pause.

Le « Lhotse Wall »

L’INACHEVÉ
Une fois au camp 2, je m’éclipse dans ma tente pour vérifier l’état de mes orteils. Ce n’est pas très beau à voir, mais je me dis que les médecins au camp de base pourront s’occuper de moi dans moins d’une journée et je rejoins mes coéquipiers dans la tente cuisine. Sylvain me demande alors des nouvelles, mais j’évite de lui répondre. Il insiste pour voir l’étendue des dégâts. Lorsque j’enlève mon bas, Sylvain, Mingma et Kuntal sont catégoriques, je dois être évacuée au plus vite si je veux conserver mon orteil. Cette option me dérange énormément car, pour moi, un véritable sommet réussi commence puis se termine au camp de base. Je tiens à y redescendre par mes propres moyens et j’en viens même à penser que perdre un ou deux orteils, c’est pas si pire. Devant mon entêtement et ma désinvolture face au sérieux de la situation, mes coéquipiers insistent fortement pour me faire entendre raison. C’est les yeux pleins d’eau que je me résigne finalement à être évacuée à condition que Sylvain poursuivre la descente jusqu’au camp de base. Je tiens à ce qu’un de nous deux atteigne le sommet dans les règles de l’art.

Retour au camp 2 après le sommet

Le lendemain matin, une très courte fenêtre météo permet au pilote de me prendre au camp 2 et de m’emmener à Katmandou. À l’hôpital, j’ai un serment au cœur lorsque j’enlève mon bas. La situation s’est détériorée depuis la veille. Mon gros orteil est énorme, noir et insensible. L’autre d’à côté commence aussi à noircir. La gangrène s’est installée. C’est un choc lorsque le médecin prononce le mot amputation potentielle. La situation est plus sérieuse que je voulais bien le croire et l’aurait été davantage si j’avais séjourné une journée de plus en haute altitude. Rapidement, je suis mise sous antibiotiques et oxygène afin de maximiser les chances de stopper la destruction des tissus. Les tissus nécrosés cessent finalement leur progression grâce au traitement et ne se rendent pas jusqu’à l’os. La guérison sera longue, mais je devrais conserver la majorité de mon orteil.

Presque trois mois après cette aventure, j’attends toujours un verdict sur l’étendue des dommages. Le chirurgien préfère attendre avant de couper la partie nécrosée, pour sauver le maximum de tissus. Bien que je sois limitée par cette plaie ouverte, j’ai recommencé à courir et à grimper en coupant le devant de ma chaussure de course et en utilisant un chausson d’escalade taille 12 pour réduire la pression exercée sur mon orteil. Même si je conserve une certaine retenue à célébrer ce sommet et que je demeure avec l’impression que cette expédition est inachevée, je suis fière de cet accomplissement et surtout d’avoir pris la décision me permettant de pouvoir encore pratiquer les sports qui me passionnent au quotidien. Cette décision je la dois en grande partie à mes compagnons de cordées qui ont insisté pour que je mette fin à mon entêtement irrationnel. C’est le deuxième 8000 mètres que je grimpe avec eux, et si le projet d’en tenter un troisième se concrétise un jour, j’espère que ce sera, encore une fois, en leur compagnie. Car, au-delà du sommet ou du style selon lequel nous voulons le grimper, la seule véritable réussite en montagne ça se résume en avoir le privilège d’être entouré de compagnons de cordées aussi exceptionnels que Mingma, Kuntal et Sylvain et ultimement d’avoir la chance de partager de nouveaux sommets en leur compagnie.

1 Nous sommes parvenus au camp 4 du Lhotse, après près de 40 jours d’expédition où la maladie et les conditions météos nous ont fait douter à plusieurs reprises de nos chances de se rendre jusque-là. Le camp 4 est un inconfortable camp à flanc de montagne situé aux limites de la zone de la mort et établi juste sous le couloir Reiss menant au sommet. Pour nous y rendre, nous avons dû emprunter la même route que celle empruntée pour gravir l’Everest et franchir le mythique Khumbu Icefall, le Lhotse Wall et le Yellow Band. C’est à partir de ce dernier camp situé à 7900 mètres que les deux montagnes se séparent. Je suis accompagnée de Sylvain, mon compagnon de vie, de Mingna et Kuntal avec qui j’ai grimpé le Manaslu en 2014, ainsi que de quelques Sherpas et grimpeurs.

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