Les grandes classiques: Hallucinorêve

Denis Martel dans Hallucinorêve (5.11c) à Val David | Photo: Ghislain Allard

Par Anthony Wong Seen

– Bloody hand? Pas si difficile. Moi, celle que je préfère, c’est Hallucinorêve!

Ces paroles sortent de la bouche d’Étienne Darbon, un Français moniteur d’escalade pour l’école Plein air 2001, lors de mon stage d’initiation il y a de cela maintenant 23 ans. À cette époque, 100% de mon énergie allait dans le vélo de montagne, mais mon père m’avait convaincu de suivre (et avait financé!) un cours avec l’école d’escalade d’un de nos voisins à St-Basile-le-Grand.

Bloody hand? Hallucinorêve? La verrat de Véro? Le toit de Ben? L’Amphithéâtre? Pour moi, le seul fait de donner un nom à un trajet d’escalade relevait du romantisme, en plus, leur donner des noms aussi bizarres? Bon, je dois dire que « Bloody hand », ça faisait peur. « Hallucinorêve », ça paraissait plutôt inspirant. Par contre, la cote décourageait: 5.11c! « Me semble qu’on s’est rendu au gros max à 5.8-5.9 durant notre stage d’une fin de semaine et je suis censé être un athlète! Pis c’est quoi ces histoires de cotes? Ça me semble vaguement subjectif… »

Avec des amis, on s’est alors graduellement mis à l’escalade, mais disons que le goût de l’aventure primait sur la difficulté. Après une progression initiale intéressante (la bonne vieille courbe d’apprentissage du débutant), il fallait se rendre à l’évidence qu’on ne grimperait jamais plus fort que 5.10+. Il fallait être un genre de mutant, dédier sa vie à l’escalade, avoir commencé l’escalade à 4 ans ou être Européen pour briser la barrière du 5.11!

On oublie donc Hallucinorêve ! Tranquillement on prend de l’expérience, on voyage, on rencontre des grimpeurs aguerris et on réalise peu à peu que grimper des voies plus dures devient possible. Au fil du temps je me suis mis à grimper des voies bien plus difficiles qu’Hallucinorêve malgré tout je n’ose pas encore la faire. Pas mal tous mes partenaires l’ont déjà grimpée et, à cette époque, on grimpe rarement la même voie deux fois, on grimpe très peu au Condor à Val-David car ça fait tellement 1995! On grimpe plutôt dans les Adirondacks, à Weir, au New Hampshire, à Squamish, à Rumney, à Joshua Tree, à Red Rocks, au Yosemite ou même en Australie…

Puis, comme ça, 15 ans plus tard, je me retrouve au Condor avec ma femme qui me demande: « c’est quoi cette voie-là »?

– Ah ça, c’est Hallucinorêve. Jamais grimpé, paraît que c’est beau. Ç’a l’air runout par contre, j’ai entendu toutes sortes d’histoires à son sujet…

Dans ma tête, il y a une voix qui me dit: ouais ben, s’rait temps de la grimper, on est là! Une autre voix dit: oublie pas que t’es censé la faire à vue, ça serait assez gênant de tomber là-dedans! Après toutes ces années…

– Il paraît que ça a été grimpé sans les plaquettes, que la première plaquette n’était même pas là avant. Il paraît que Paul a fait la première ascension en bottes, juste avec des coinceurs pis que Jérôme Homier l’aurait fait les yeux fermés, une main dans le dos, que Ben Dubé l’aurait grimpé plus de 1000 fois…

Le folklore… trop de rumeurs, j’en invente sûrement quelques-unes pour m’encourager…

Dans ma tête rationnelle il y a toujours cette idée irrationnelle que je pourrais me faire botter le derrière dans des voies faciles, surtout avec les classiques. Si la voie est une no-name, ça ne m’inquiète pas: je regarde la cote, je regarde la voie et je me dis « ça devrait ben aller ». Pour d’autres, je me dis: « d’un coup que c’est un méchant sandbag? ».

« Quel gear apporter? Bon, disons… 6 dégaines au cas où il faut rallonger les protections? 8 avec le relais? Ah ouais, la légende des deux nuts équilibrées dans la fissure horizontale, j’ai entendu Ben Dubé et tous ceux qui l’ont grimpée en parler des milliers de fois. Bon, un set de nuts… des coinceurs mécaniques, mettons de la grosseur des doigts pis un peu plus gros… Ouan, on dirait que je m’en vais grimper une vraie voie de trad… »

Je m’élance dans la voie. Je fais le départ de paresseux en grimpant le dièdre de gauche, je ne suis pas totalement réchauffé. Je clippe la première plaquette à bout de bras, je traverse à droite et une sortie de piscine plus tard, je me retrouve sur une belle grosse vire à contempler le reste de la voie, la prochaine plaquette 4-5 mètre plus loin, les possibilités de placer une protection d’ici là… « Ok, j’ai vu des photos en noir et blanc et entendu des histoires de grimpeurs moins expérimentés que moi, ça devrait aller, ç’a l’air qu’il y a même du monde qui ne placent pas de coinceurs du tout! ».

Quelques pas de dalle faciles me mènent à une fissure horizontale dans laquelle je place un coinceur un peu hors de l’axe de la voie: « je l’enlèverai après avoir clippé la première bolt », me dis-je.

Première plaquette, à date, tout va bien. Je regarde le coinceur plus bas: « bof, je le laisse là ».

Réglettes typiques du Condor: petites et mordantes. Mouvements typiques du Condor: délicats et tout en équilibre. Troisième plaquette mousquetonnée, mouvement délicat (je vais essayer de ne pas trop gâcher votre « flash »): mauvaise main! Matcher ou renverser le mouvement? Je jongle avec 2-3 prises et ça y est, la séquence est passée. Se présente devant moi une séquence avec de bonnes prises, mais il me semble que la prochaine protection est assez loin. J’arrive à la fameuse fissure horizontale des nuts équilibrées, un peu à gauche de la ligne de voie (est-ce normal? Y avait-il une meilleure ligne?).

Louis Larouche dans la sorties d'Hallucinorêve | Photo: Ian Bergeron

Louis Larouche dans la sorties d’Hallucinorêve | Photo: Ian Bergeron

Bon, là je dois l’avouer, même après toutes ces années, il m’arrive d’avoir peur. Dans une fissure en trad, d’habitude, ça va parce que je me dis que je peux protéger à peu près partout. Dans une voie mixte, mon cerveau n’arrive pas à décider s’il est en mode sport ou trad, se dit que c’est dont compliqué de mélanger les styles. « Ah pis d’la marde, les pieds semblent un peu petits à droite, je protège drette là en face de moi, quitte à rallonger la dégaine ». Fissure typique Val-Da: en forme de huit, parfois profonde, parfois non. Deux lobes de cam bons, deux moyens. « Ah pis je rajoute une deuxième protection, peut-être qu’en clippant un cam dans l’autre, ça devrait être correct ». Je traverse. Je regarde la suite: une bonne prise, des micro-prises et plus haut, une prise de côté. « Hum… sont-tu bons ces cams-là? Me semble que je suis un peu en pendule. Me semble que j’aurais dû en mettre un directement là, dans ma face. Ah pis j’en rajoute un. Belle guirlande! »

Je visualise une chute: je me sens tomber, je sens la corde se tendre, s’étirer et tirer fort sur la protection. La protection lâche! J’évalue sommairement ce qui va se passer: une chute de bungee… avec une corde d’escalade! Je pédale dans le vide en me disant que je vais tomber longtemps…

Retour à la réalité: la pro est bonne, ça va bien, ce n’est que 5.11, ça ne peut pas être si dur… du moins ça ne peut pas être aussi terrible que la Bachar-Yerian: on est à Val-David, il n’est pas censé y avoir des voies à ce point dangereuses!

Ok, on y va. Je sur-tiens (sur-serre? j’over-grippe?) les prises, à la recherche d’un bon pied. J’embarque (point de non-retour) sur les pieds et imite une position de Tai Chi pour aller cherche la prise de côté: la position est bonne. Je peux mousquetonner la prochaine plaquette, je pense aux années 90 et à tous ces films d’escalade où le protagoniste dit que l’escalade « c’est comme une danse », je m’imagine avec un bandeau et des cheveux longs, en contrôle de mes mouvements, je pense à Patrick Edlinger (je m’égare, là).

Le pire est passé (ou l’est-il vraiment?). Je regarde la suite, je réalise qu’il y a une fissure qui s’en va vers la gauche, que tout droit il ne semble rien y avoir, il n’y a plus de plaquettes jusqu’à l’ancrage, au moins 5 à 7 mètres plus haut. C’est peut-être le crux de la voie, je ne vous dirai pas par où passer.

Passé cette section, ça a l’air fini, ça devient des grosses prises, ça va bien. On arrive juste en bas du relais, en haut d’un ressaut en dalle. Si on fait moins que 5 pieds 11 (selon mon humble estimation), on ne se rend pas à la prise de main, il faut donc faire un mouvement de dalle en adhérence sans trop utiliser de main. Est-ce qu’on protège le feuillet en dessous de ses pieds? La chute pourrait être gigantesque. Est-ce qu’on passe plutôt par le gros feuillet de droite, plus facile à grimper, mais qui risque un jour de tomber en bas, de couper notre corde et d’écrabouiller notre assureur? Je vous laisse décider, moi, j’ai fait mon choix.

Finalement, si vous teniez à le savoir, je ne suis pas tombé, je l’ai même grimpé pas loin d’une quinzaine de fois dans les 5-6 dernières années et je me dis à chaque fois que c’est vraiment une méga-classique, que c’est beau et agréable à grimper. Parfois, je me gâte et je la fais en moulinette. Il m’arrive de me demander ce que ça me ferait si je ne l’enchaînais pas, j’avoue y penser à chaque fois, même si mon expérience me dit qu’en la connaissant mieux, il y a moins de chance de tomber dedans. J’espère que j’en rirais, parce qu’il est fort probable qu’avec l’âge, ça finisse par arriver…

Tracé d'Hallucinorêve (5.11c) | Photo: MountainProject.com

Tracé d’Hallucinorêve (5.11c) | Photo: MountainProject.com

2 Comments on "Les grandes classiques: Hallucinorêve"

  1. J’ai de la sueur sur les mains 🙂

  2. J’hallucine, Denis tu te souviens de moi 23 ans après. Ca fait plaisir. Et oui Hallucinorêve reste une voie magnifique pour moi.

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