Patienter 20 ans pour La Pomme d’Or

L'auteur dans La Pomme d'Or | Photo: David Béland

Par Etienne Rancourt

Les deux pieds solidement ancrés sur le lit gelé de la Rivière-Malbaie, j’éprouve un étourdissant sentiment de vertige. J’ai de la difficulté à en croire mes yeux. Elle est là, devant moi. Intimidante, surplombante, presque menaçante, elle me toise du regard. La Pomme d’Or. Cette Pomme d’Or, qui, depuis 20 ans, m’invite à la défier. Et moi, je la fuis. Je ne me sens pas à la hauteur. Comme un joueur n’osant rêver aux ligues majeures. Où donc allais-je trouver la forme physique, les aptitudes techniques et le mental nécessaires pour considérer un tel objectif démesuré?

Avant cet hiver, je n’avais pas grimpé en glace depuis 12 ans. 12 ans de presque abstinence. Maison, boulot, dodo. Et l’été dernier, je décide de tout plaquer. La maison, le boulot et…le dodo. Je prends le pari, oh combien insécurisant, de retourner à mes premières amours, soit l’escalade et la haute montagne. Avec qui, où et quand, je n’en sais fichtrement rien. Je n’ai qu’une certitude : c’est la seule avenue possible. Un sens unique vers mon bonheur bien à moi. Celui issu du dépassement de soi, de la liberté de choix et d’actions, de la rencontre d’autres passionnés, de la nature brute et sauvage et de l’aventure.

De Red River Gorge, en passant par Moab, Cannon Cliff au New Hampshire et le Parc des Grands-Jardins, je retrouve peu à peu mes repères dans le monde vertical. Mes ailes atrophiées recommencent à se déployer. Lorsque l’eau des ruisseaux commence à se cristalliser, je ressors mes vieux piolets Charlet Moser du grenier. Que je m’étais ennuyé de l’escalade de glace! Comment avais-je pu me passer d’un tel sentiment de liberté? Au fils des grimpes avec mes précieux amis et partenaires de cordées, je regagne graduellement en forme et en confiance.

Vient février 2018. Mon second roadtrip d’escalade de glace en Gaspésie est une véritable révélation. En plus de grimper et cohabiter avec les grimpeuses professionnelles Anna Pfaff et Kim Hall, ma partenaire de cordée pour la semaine, Nathalie Fortin, réussie ce que je croyais impossible : faire de moi un leader de grade 5+/6. Qui l’eût cru? Surtout pas moi, il n’y a de ça que quelques mois! Je n’avais jamais osé auparavant franchir la barrière psychologique du 4+. Alors que nous venons de nous partager la tête pour gravir Épée de Jade WI6, elle m’annonce au sommet que je suis prêt pour la Pomme d’Or. « Moi? Oui, toi Etienne ». Mais comment a-t-elle deviné qu’il s’agit de mon rêve ultime et inavoué?

Photo: David Béland

L’idée fait néanmoins son chemin au cours des semaines qui suivent. Lors d’un souper entre amis, j’ose mentionner, du bout des lèvres comme lors d’un aveu incriminant, mon intention de gravir cette voie mythique. Quelle n’est pas ma surprise d’entendre mon voisin de table, Jeff Rivest, que je ne connais que depuis quelques heures, me dire qu’il s’était rendu jusqu’à ses pieds en 1989, mais n’avais pas osé s’y attaquer en raison du froid glacial qui régnait en maître sur la région et de l’envergure de la voie. Il ajoute qu’il en rêve depuis à presque toutes les nuits. Le bon vin aidant, nous amorçons nos préparatifs sur le champ.

Le 6 mars à 6h du matin, le son sourd et cassant de mon premier coup de piolet se répercute dans l’étroit couloir du premier ressaut de la Pomme d’Or. J’ai de la misère à réaliser que je tente ma chance sur ce monstre sacré. Je sens tout le poids des 329 mètres restants sur mes épaules. Je m’arrête un instant pour savourer le moment, mais surtout, tenter de relâcher un peu de cette immense tension qui m’accapare. Je me rappelle alors notre entente tacite à Jeff et moi. Nous sommes là pour nous amuser avant tout. Si la Pomme d’Or ne désire pas de nous aujourd’hui, nous reviendrons, c’est tout. Alors, aussi bien profiter de chaque instant.

Etienne Rancourt qui progresse bien | Photo: David Béland

Le rythme est bon, la météo est idéale, la glace est sèche et dure. Nous progressons sur cette immensité gelée avec respect et efficacité. La première longueur de 65 mètres en 3+ dans un magnifique couloir encaissé fait place à une seconde longueur de scramble dans la roche givrée. Tout à coup, l’angle se durcit. Les choses sérieuses commencent. Nous sommes face à une rampe lisse et pentue. Deux longues longueurs d’efforts soutenus et de mollets sur le point d’exploser nous mènent tout juste sous ce qui s’avérera être le crux de la voie. Un délicat passage légèrement surplombant en grade 6 teste notre mental et nos habiletés. J’ai beaucoup d’air sous les crampons. Mon souffle s’accélère. Je déploie autant d’efforts à demeurer calme et efficient, qu’à m’extirper de cette situation corsée. Jamais je n’ai dû affronter un tel angle et une composition de la glace aussi difficile par le passé. Focus. Respiration. Progression. La Pomme d’Or nous teste à fond. Je ne sais encore trop comment, mais je m’en sors sans chute – Dieu merci – ni à-sec. Je trouve enfin refuge dans une immense caverne de glace par une minuscule ouverture. Jeff arrive à son tour se réfugier dans ce havre de tranquillité et de sécurité relative.

Le retour sur la terre ferme est presque là! | Photo: Jeff Rivest

Le répit est de courte durée. Je dois me balancer à nouveau au-dessus du vide sur le pilier principal parfaitement vertical de 50 mètres, qui m’en paraîtra le double. Jeff me rejoint à notre 6e relais. Nous sommes fatigués et perplexes. La voie semble se poursuivre au-dessus de nos têtes sur plus d’une longueur de corde. Nous pensions pourtant toucher au but! Une vague de découragement nous parcoure. Puisant au plus profond de mes réserves physiques et mentales, je repars pour une autre longueur de grade 5+. Après 55 mètres de montée ardue, dont les derniers 15 mètres dans un dièdre de glace verticale et plein de colonnettes, quelle n’est pas ma surprise de me retrouver, à un angle droit parfait, devant une forêt mature et fournie! Nous avons réussi! Nos cris de joie se répercutent dans la vallée. Notre ami photographe, David Béland, resté patiemment tout en bas pour immortaliser ce grand moment, de nous crier dans la radio, et je cite : « Félicitation les gars, vous êtes des méchants malades! ». Nous n’arrivons pas à le croire. Un rêve vieux de plus de 20 ans se concrétise enfin pour nous deux. La grimpe d’une vie. Une équipe en parfaite synergie. Cinq rappels vertigineux sur lunules nous ramènent sur la terre ferme. L’adrénaline redescend graduellement, à l’exact opposé du sentiment de joie qui nous parcourt.

J’écris cet article et des frissons me parcourent encore l’échine. Pour Jeff et moi, le souvenir de cette ascension restera à jamais gravé dans notre mémoire. Serait-ce exactement ce sentiment que je suis allé chercher, envers et contre tous, l’été dernier? Si oui, La Pomme d’Or est la réponse à toutes mes incertitudes.

3 Comments on "Patienter 20 ans pour La Pomme d’Or"

  1. Super belle aventure. Bravo pour votre reussite et le texte. Aussi, bravo a toi de suivre ta passion.

  2. Inspirant! Ayant moi aussi passé à travers une période « maison, boulot, dodo » d’une douzaine d’années avant de revenir à ma passion originelle, j’ai vraiment été touché par cet article. Merci!

    Et puis, je confirme: C’est encore mieux la deuxième fois!!!

  3. Dans les règles de l’art. Tu viens de résumer dans ce texte qu’est ce qu’est le sens de l’escalade de glace au Québec pour moi. Ce mûr de l’Équerre est en plus tellement chargé d’ambiance et d’aventures anciennes. Souvent très heureuses, parfois frustrantes et occasionnellement tragiques. Il y a tellement de raisons dans nos vies toutes plus folles les unes que les autres de ne pas vivre notre passion de cette façon (pression du travail, parents, enfants et gros bon sens…) Sommes-nous égoïstes de le faire? Parfois je me surprend à m’imaginer me blesser gravement et sincèrement je regretterais aucune de mes aventures hivernales sur nos belles cascades de glace. Ce n’est pas vraiment un choix que nous faisons rendu à ce niveau d’engagement selon moi. Je pense humblement que c’est un besoin que nous comblons de cette façon, en tout cas c’est comme ça pour moi. Mais le plus beau dans tout cela est que malgré l’aspect grandiose de cette Pomme d’or, rien n’est jamais terminé. Tu es maintenant condamné à rechercher ces sentiments si agréables à travers d’autres voies. Mais la Pomme c’est la Pomme. Elle est mythique. Félicitation!

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