Seul au monde sur Topaze

Texte: Étienne Rancourt
Photos: Tim Banfield

Il est 7h. Les premiers rayons du soleil qui éclairent ma silhouette sont réconfortants, même s’ils arrivent à peine à réchauffer mon corps par cette température glaciale de -21oC.

Déjà perché à 100 mètres au-dessus du sol, seul au monde, tous mes sens sont en éveil. Plus que jamais auparavant. Il n’y a aucun vent. Pas un brin. J’entends les sons de la forêt qui sort lentement de sa léthargie glaciale. Seul un pic-bois m’accompagne solidairement, effectuant avec sa tête sur le bois la même motion que mes piolets sur la glace. Ils sont des durs à cuire ces pic-bois.
L’idée de ce « free solo » de Topaze (WI4+ 150m) n’émane pas d’hier. J’ai toujours été attiré par ce joyaux de la Mauricie. Ce n’est pas la plus difficile ni la plus haute des cascades de glace, loin de là. Mais elle a toujours eu pour moi un petit quelque chose de spécial. Est-ce son accessibilité, la magnifique géographie de la vallée de la Saint-Maurice, sa couleur caractéristique ou son ambiance sauvage ? Aucune idée, mais elle me parle.

Un matin pas si lointain, mon ami photographe Tim Banfield m’annonce qu’il vient au Québec pour un contrat avec un athlète français de calibre international, Jeff Mercier. Il me propose alors d’arriver quelques jours à l’avance car il souhaite qu’on se voit, mais également documenter Topaze, Triolet et Hystérie Collective pour un projet personnel. En parlant de Topaze, je lui propose de rendre un bien modeste hommage à un grimpeur légendaire pour lequel nous avons lui et moi beaucoup de respect : Guy Lacelle. Les étoiles s’alignent. De l’aéroport de Montréal, c’est le départ en direction de Mattawin en Haute-Mauricie.

Nous arrivons en début de soirée devant Sa Majesté Topaze, les dernières lueurs du crépuscule lui donnant une ambiance presque mystique. Je l’examine, je l’admire, je la sens, je suis partant. C’est décidé, je la grimperai en solitaire. Je retourne à l’hôtel, serein avec ma décision, pour m’endormir d’un sommeil sans tracas.

Photo: Tim Banfield

Le réveil sonne à 4h45. Je veux être seul sur la voie. Je ne voudrais jamais troubler l’expérience d’autres grimpeurs. Nous effectuons les derniers préparatifs et c’est le départ. Je me surprends à ne ressentir aucune anxiété. Il fait froid, mais je ne le sens pas. La marche d’approche se fait généralement en discutant avec son partenaire de grimpe. Pas aujourd’hui. Je suis dans ma bulle et j’avance à mon rythme, éclairé par le seul faisceau de ma frontale. Je crois que c’est mon plus agréable 1,4 km de randonnée à vie.

Photo: Tim Banfield

Arrivé à la base de la voie, je n’ai qu’à sortir crampons et piolets. C’est tout ce dont j’ai besoin. En levant la tête, j’ai l’impression d’entrer dans le majestueux portique d’une cathédrale millénaire. Même agnostique, je ne peux m’empêcher d’être imprégné de la quiétude des lieux et de la magnificence de ce temple de glace qui me surplombe. Si un dieu existe, il est bien présent ce matin-là.

C’est le moment, je m’élance. 10, 20, 30, 50, 100 mètres sont rapidement parcourus. Je prends régulièrement une pause afin d’admirer le magnifique paysage qui m’entoure. La Rivière Saint-Maurice en contrebas est majestueuse. Je ressens jusqu’au bout des doigts la texture de la glace, je suis ébahi par ses mille teintes de jaune et d’orange, je hume les arômes de la forêt, j’entends le craquement des arbres qui se réchauffent avec l’arrivée du soleil et je savoure la quiétude des lieux. En bref, je vis le moment présent, le vrai.

Je trouve que l’expression « vivre le moment présent » est trop souvent galvaudée de nos jours. C’est tendance. On l’entend partout. Mais est-ce que ces gens qui en font tant la promotion la pratique vraiment, ou essaient-ils de se convaincre de le faire plus souvent? En free solo, il n’y a pas de doute, le moment présent, c’est maintenant. Et le sentiment de liberté qui en résulte est incomparable.

Photo: Tim Banfield

Vous vous demandez sûrement ce qui peut bien pousser un père de deux beaux garçons, que j’adore plus que tout au monde, à « risquer sa vie comme ça »? En premier lieu, je n’ai pas risqué ma vie plus que vous ne le faites dans votre quotidien de tous les jours. Je me suis entraîné cet automne plus sérieusement que jamais auparavant. J’ai visualisé ma grimpe dans ses moindres détails. J’ai imaginé ma réaction dans tous les scénarios possibles (mauvaise glace, bris d’équipement, perte de concentration, etc.). Mais le plus important, j’ai fait confiance à mon instinct. C’est lui qui m’a donné le « go » ce matin-là. Sans son approbation, je serais retourné à la voiture. C’est aussi simple que ça. En donnant mes premiers coups de piolet, j’avais la certitude que je me rendrais tout en haut de manière sécuritaire, en contrôle de mes moyens et dans le plaisir.

Photo: Tim Banfield

Mais attendez, il me reste encore 50 mètres à parcourir, dont deux belles sections verticales! La première section, plus courte, se franchit aisément. Je trouve que c’est sur la glace verticale qu’on prend pleinement conscience qu’on pratique un sport engagé. La deuxième section fait environ 15 mètres. C’est le crux de la voie. La glace est pleine d’air. Je dois y aller en « hooking » et tout en douceur. Je mesure mes mouvements. Je joue de délicatesse avec mes piolets et mes crampons. Je relaxe mes avant-bras régulièrement. Je respire lentement et profondément. Je franchis l’obstacle, un mouvement après l’autre, tel un grand ballet aérien dans une boutique de porcelaine.

Et voilà, c’est passé. Je prends encore le temps d’admirer le paysage car je sens la fin déjà proche. Il ne me reste qu’une dizaine de mètres plus faciles. J’éprouve déjà un sentiment de nostalgie. J’aurais continué encore et encore…

Arrivé tout en haut de la paroi, je m’assoie quelques minutes pour tenter d’absorber ce qui vient de se passer. Le soleil est si bon et la vie, si belle.

Je viens de vivre 48 minutes de pur bonheur.

Photo: Tim Banfield

2 Comments on "Seul au monde sur Topaze"

  1. Je veux pas pisser sur ta parade mais c’est une bonne année pour soloer cette voie qui passe en 3+ dans le moment présent.
    T’aurais eu légèrement plus de thrills dans Opale qui elle n’excède pas 4 cet hiver.

    Quand même un beau conte….congrats pour les mots!

  2. @Padawan Je trouve toujours ce type de commentaire de type « gérant d’estrade incognito » intriguant. Je grimpe depuis un peu plus de 20 ans. Je me considère comme un grimpeur moyen, c’est vrai, avec une expérience variée en alpinisme, développée ici et ailleurs dans le monde.

    Plusieurs facteurs influencent effectivement la cotation des voies en glace, dont l’écoulement qui varie souvent d’une année à l’autre, influençant parfois le niveau de difficulté. Un autre critère est le choix de l’itinéraire par le grimpeur, surtout sur une voie haute et large comme Topaze qui offre de multiple options. Pour ma part, j’estime que la ligne centrale que j’ai prise était belle et bien en 4+. Les deux passages verticaux mentionné dans le récit le justifie à mon humble avis. On pourrait peut-être dire à la limite que c’était du 3+ sur la gauche comme vous semblez l’insinuer, mais bon, je n’ai pas choisi cette ligne alors qui suis-je pour me prononcer. De toute manière, le but de ce récit était purement de partager une belle expérience personnelle avec les abonnés que ça pouvait intéresser, rien de plus. Bonne grimpe.

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